CECI n'est pas EXECUTE Octobre 1854

Année 1854 |

Octobre 1854

Alfred de Falloux à Francisque de Corcelle

Bourg d'Iré, octobre 1854

Cher ami,

Votre bonne lettre est arrivée ici pendant que j'allais faire une petite tournée chez Théodore de Quatrebarbes1 et dans la Vendée; j'y réponds donc courrier par courrier, quoi que mon remerciement vous paraisse peut-être bien en retard. J'espère que vous avez déjà reçu de meilleures nouvelles de la Sierra Morena et je m'y associe de grand cœur. Pour mon compte je suis dans une veine de bonheur inespérée; je possède Madame Swetchine en personne au Bourg-d'Iré, je l'écoute, je la regarde, je la soigne à mon aise. J’assiste aux mâles combats de son cœur, durant cette cruelle agonie de Sébastopol et je la vois héroïquement préférer l'annonce de la destruction à celle du déshonneur. Combien la distance d'Essay2 au Bourg-d'Iré qui m'est toujours si pénible me semble dur aujourd'hui et que j'aurai aimé vous tenir tous deux sous mon toit! Les incertitudes de santé m'empêchent de compter d'avance même sur l'engagement le plus formel et peuvent d'un moment à l'autre faire rentrer Madame Swetchine à Paris. Si cependant vous vouliez vous lancer à tout hasard, que vous seriez bien reçu!

Cette chère présence me mène et me tient bien loin de l'Académie. J'y veux revenir cependant en peu de mots. Je n'ai jamais songé cher ami, que vous puissiez obtenir de M. de Rémusat une réponse catégorique. Si vous lui enlevez le prétexte de se dire ou de se croire négligé, et si vous faites valoir les côtés de la question qui en sont susceptibles sous un pur ami, je ne puis rien souhaiter de plus et ma reconnaissance estimera que vous avez hâte le nec plus ultra du possible. Le possible est habituellement incomplet et ne mérite pas d'être dédaigné pour cela. J'ai reçu directement les assurances les plus cordiales de MM. Molė, Salvandy, Flourens3, Brifaut4 Montalembert, Saint-Aulaire5 et par ce dernier de M. Guizot. Il n'y a donc aucune perte de faite sur le passé. Cousin m’écrit les quatre pages les plus spirituelles du monde où les noms de MM. de Broglie et Barrot sont fort habilement introduits non comme une menace mais comme un rapprochement flatteur. Il ne se prononce du reste sur rien jusque ce que nous nous nous soyons revus, dit-il et si la majorité de l'Académie renonçait à l'homme de lettres, en ma faveur, ce qu'il ne prévoit pas, il serait tout prêt à changer avec elle. Je continue à ignorer les dispositions de Sainte-Beuve6 et Mérimée7. Je vais donc vivre dans cette situation quasi-autrichienne, ni en paix, ni en guerre, jusqu’à ce que je puisse aller passer à Paris une huitaine que je tâcherai de faire coïncider avec un départ du choléra et surtout avec vos propres mouvements.

Cette allusion à la politique me ramène à vous dire, cher ami, que vous prenez trop au pied de la lettre des expressions de ma dernière correspondance que je ne me rappelle plus du tout mais qui n'ont certainement pas le sens absolu qui semble résulter de votre réponse. Je suis loin de croire que les rois et leurs cabinets ne vont plus échanger que d'évangéliques paroles; je ne trace pas d'avance les compensations territoriales entre l'Autriche et la Prusse. Je trouve beaucoup de chaos et de périls dans tout ce qui se passe mais j'y cherche des indécis et j'en trouve quelques-uns de consolants qu'un gouvernement qui aurait autre chose que des apparences pourrait très utilement et très noblement recueillir dans son héritage.

Quant à votre objection: " à quoi bon changer ce qui mérite de continuer". Elle ne m'arrête pas, je l'avoue. Une nation change rarement son gouvernement en vertu d'un arrêt réfléchi et mérité. La surprise y fait bien plus de frais que la justice. Ce qui doit vivre ou tomber en France sous nos yeux, vivra ou tombera par des accidents que le canon de Sébastopol ne conjurera pas plus que le canon d'Alger n'a préservé Charles X8 ni que la popularité militaire du Prince de Joinville ou du duc d’Aumale n'a sauvé leur dynastie. Laissez-vous donc, cher ami, impatienter bien à votre aise par mon optimisme mais ne le dénaturez pas jusqu'à la béatitude!

À vous de tout cœur

Alfred

1Théodore de Quatrebarbes, comte (1803-1871); légitimiste angevin, maire de Chanzeaux de 1845 à 1852, conseiller général du canton de Saint Florent-le-Vieil de 1845 à 1852. Élu en 1846 au collège de Cholet contre Poudret de Sevret, il fut réélu à l'Assemblée constituante de 1848. Il jouera un grand rôle à la tête des zouaves pontificaux. Auteur des Œuvres complètes du roi René, Paris, Cosnier et Lachèse, 1844.

2Essay, dans l’Orne où demeure Francisque de Corcelle.

3Flourens, Jean-Pierre (1794-1867), célèbre physiologiste, il était membre de l’académie française depuis 1840.

4Brifaut, Charles (1781-1857), poète. Rédacteur à la Gazette de France, il est, comme Falloux, légitimiste libéral. Il était entré à l'Académie française en 1826.

5Beaupoil, Louis Clair de, comte de Sainte-Aulaire (1778-1854), préfet sous l’Empire puis député libéral sous la Restauration. Rallié à la monarchie de Juillet, il fut ambassadeur de France en Italie (1831), en Autriche (1833) et en Angleterre (1841-1847). Il avait été élu à l’Académie française en 1841.

6Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869), poète, romancier et critique littéraire. Auteur prolifique, célèbre pour ses Causeries du Lundi et ses Nouveaux Lundis, véritable monument de critique littéraire, familier du salon de la princesse Mathilde, membre de l'Académie depuis 1844, il y était le chef du parti gouvernemental et anticlérical.

7Mérimée, Prosper (1803-1870), romancier. Familier de la cour impériale de Napoléon III, passionné d'archéologie, collaborateur de la Revue des Deux Mondes, auteur de romans célèbres (Carmen), entré à l’académie en 1844, il était très hostile aux catholiques de l'Académie.

8Charles-Philippe de France, comte d'Artois (1757-1836), roi de France et de Navarre de septembre 1824 à août 1830, sous le nom de Charles X. Suite aux journées de juillet 1830, il avait été contraint d’abdiquer laissant la place à Louis-Philippe d’Orléans.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Octobre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 08/02/2024