CECI n'est pas EXECUTE 13 novembre 1854

Année 1854 |

13 novembre 1854

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Paris, 13 novembre 1854

Cher ami,

M. de Tocqueville n'a fait que paraître à la séance et est retourné à Compiègne le même jour; mais il m'a écrit un très aimable petit mot toujours plein de sa bonne volonté personnelle et de son ignorance sur le sentiment des autres, avec lesquels il n'avait pas eu le temps d'échanger le moindre entretien. M. de Rémusat n'est point encore à Paris. Je me tiens pour très content de la réponse que vous en avez reçu. Les candidatures qu'il énumère existent, mais elles ne feront plus obstacle au moment voulu. Veuillez donc continuer, à l'occasion, votre ouverture et serrez la place de plus en plus.

J'étais allé à l'Académie avec un commencement de rhum ; j'en suis revenu avec un mal de gorge achevé et je vais repartir demain ou après-demain pour le Bourg-d'Iré sans avoir pu quitter un seul instant le coin de mon feu. Cela m'a valu de mettre à une plus grande épreuve le zèle de ceux que je ne pouvais aller chercher et cela m'a réussi. M. Cousin et M. Mignet1 sont venus passer avec moi chacun 2h et m'annoncer monsieur Thiers. Ils m'ont paru tous deux très sincères au fond; le premier ne pouvant jamais l'être dans la forme. Le premier m'a avouer nettement qu'il avait songé à MM. de Broglie et Barrot, mais que le noble duc ne consentait pas et que le grand orateur n'était pas consenti. Villemain en effet, m'avait dit: monsieur Barrot est un sauvage; non seulement il n'est pas lettré, mais il n'aime pas les lettres.

De tout ce que je vous indique là et de tout ce que j'omets forcément, il résulte pour moi qu'une pensée de précaution contre vous, plutôt que l'hostilité a réellement existé et subsiste encore; mais dominée par un courant favorable qu'à centuplé le discours de Mgr d'Orléans et déjouée par l'absence de candidats en bonne disposition ou en bonne situation pour la représenter. La rupture ne m'étant donc pas signifiée et les meilleures paroles m'étant au contraire prodiguées, je ne crois pas devoir prendre l'initiative de la guerre en posant ma candidature aujourd'hui contre des hommes qui se déclarent prêts à l'adopter demain. Cela m'eut jeté aussitôt dans des alliances avec Sainte-Beuve2 que j'ai autant à cœur d'éviter que vous pouvez l'imaginer et le souhaiter. J'aime mieux à mes risques et périls, pêcher par excès de bonne foi et laisser à des amis tels que vous le soin de faire valoir ma bonne intention près de qui de droit. Du reste l'élection est toujours ajournée à la fin de janvier. L'homme de lettres préféré me semble Ponsard3.

Pour en finir avec l'Académie, je ne fermerai cette lettre qu'après avoir essayé de savoir, pour vous le dire, cher ami comment Mgr d'Orléans et Salvandy ont été traités à Saint-Cloud où ils ont été reçus hier, l'évêque partant immédiatement après pour Rome.

Si vous avez encore, cher ami, ma lettre de cet automne sur laquelle notre correspondance vit encore en ce moment, je vous en prie, gardez-la moi jusqu'à notre prochain revoir. J'ai besoin de la relire avec vous pour m'étudier moi-même et m'apprendre à quel point mes expressions peuvent jouer de mauvais tour à mes idées et me mettre en garde contre les précipitations de style en pareille matière. Ne retrouvant point dans ma mémoire la moindre trace de mes phrases ni par conséquent du malentendu, j'en ajourne, avec confiance dans votre amitié, le débrouillement jusque-là. Je me borne à vous assurer seulement que ce qui a pu vous faire l'effet d'un optimisme exagéré n'est probablement que ma grande certitude et ma profonde résignation d'une crise inévitable par-dessus laquelle j'aime à sauter pour envisager tout de suite son dénouement. "Tout est bien qui finit bien" a dit Shakespeare. Des individus qui périssent comptent pour rien dans une cause qui triomphe et je me crois si prêt à mourir content, si je me trouvais dans ce cas, que je me donne trop aisément le tort, vis-à-vis des autres, d'une imprévoyance qui n'est au contraire, je vous le répète, qu'une trop parfaite acceptation. Ceci a pour but de répondre (un peu à tâtons) à ce que vous me dites sur les déchaînements probables ou possibles d'un autre 484. Quant à la comparaison de ce régime-ci et du régime de Louis-Philippe, au point de vue des résultats chrétiens, cela me mènerait trop loin pour la fin d'une lettre déjà si longue; mais je serai toujours prêt à y revenir quand vous voudrez. J'ai trop de chance de m'éclairer en vous poussant à la discussion pour m'en faire faute, cher ami.

Je ne vous dis rien de Crimée5. Les mieux instruits ici sont ceux qui vivent dans la plus grande angoisse.

Cher ami, entre ces pages datées et ce petit mot, il ne s'est passé qu'un instant et je viens de le passer à genoux près d'un lit de mort!" Sainte-Aulaire6 vient de nous être enlevé cette nuit même en quelques instants! Mme de Sainte-Aulaire7 m'a admis à prier avec elle près de lui. Son courage est admirable comme sa piété ou plutôt c'est sa piété même. Son fils8 et M. de Langsdorff9 sont là. M. et Mme d'Harcourt10 étaient partis hier pour St Eusoye pleins de sécurité. Une hernie l'avait mis fort en danger à Étoiles ; le danger était passé; il a voulu venir à Paris pour consulter contre le retour du mal, ce voyage l'a perdu; quelques heures après son arrivée il n'était plus. Sa préparation religieuse était complète. Je vous embrasse tout bouleversé.

Alfred

1Mignet, François-Auguste (1796-1884), journaliste et historien. Il avait collaboré avec Thiers au National (1829-1830). Auteur de divers ouvrages d’histoire dont une Histoire de la Révolution française (1824). Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques où il siégeait depuis 1832, il était entré à l'Académie française en 1837. Conseiller d’État, il était collaborateur de plusieurs journaux.

2Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869), poète, romancier et critique littéraire. Auteur prolifique, célèbre pour ses Causeries du Lundi et ses Nouveaux Lundis, véritable monument de critique littéraire, familier du salon de la princesse Mathilde, membre de l'Académie depuis 1844, il y était le chef du parti gouvernemental et anticlérical.

3Ponsard, François (1814-1867), auteur de pièces de théâtre, chef de file de la mouvance antiromantique. Proche du pouvoir, il sera élu à l’Académie française avant Falloux, le 23 mars 1855.

4Allusion aux révoltes ouvrières consécutives à la fermeture des Ateliers nationaux.

5Le conflit qui oppose depuis 1853 la France, aux cotés de l’Angleterre et l’Empire Ottoman à l’Empire russe se déroule essentiellement autour de la base navale de Sébastopol, en Crimée. Le conflit s’achèvera par la défaite de la Russie entérinée par le traité de Paris du 30 mars 1856.

6Beaupoil, Louis Clair de, comte de Sainte-Aulaire (1778-1854), préfet sous l’Empire puis député libéral sous la Restauration. Rallié à la monarchie de Juillet, il fut ambassadeur de France en Italie (1831), en Autriche (1833) et en Angleterre (1841-1847). Il avait été élu à l’Académie française en 1841.

7Louis-Charlotte-Victoire du Roure de Beaumont de Brison (1791-1874), veuve de Louis-Claire Beaupoil, comte de Sainte-Aulaire (1778-1854), ambassadeur de France, membre de l'Académie française.

8Sainte-Aulaire, Joseph-Louis-Camille de Beaupoil, comte de (1810-1895), propriétaire et homme politique. Il avait député de la Dordongne de 1842 à 1846.

9Langsdorff, Émile de (1803-1867), diplomate, auteur de plusieurs ouvrages d'histoire. Il était le gendre de M. et Mme Saint-Aulaire, ayant épousé leur fille Egédie.

10Georges d’Harcourt (1808-1883), diplomate et son épouse, Jeanne Paule d'Harcourt née de Beaupoil de Sainte-Aulaire, (1817-1893).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «13 novembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 14/02/2024