CECI n'est pas EXECUTE 3 septembre 1854

Année 1854 |

3 septembre 1854

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay – Orne, 3 septembre 1854

Les grandes fêtes m’ont un peu retardé, mon cher ami, dans les réponses que j'avais à vous transmettre. Alexis [de Tocqueville] m'a enfin écrit qu'il s'était adressé à vous directement ainsi je ne vous envoie pas tout le contenu de sa lettre sur l'affaire qui m'intéresse bien affectueusement. Ce serait reproduire ce qu'il vous a dit à vous-même point son opinion est que la plupart de ses collègues ont cette fois la pensée de faire un choix exclusivement littéraire, et que vous ne réussiriez, très difficilement, vue par une coalition avec les voix de la couleur Sainte-Beuve1 et Lebrun2, etc. Il ajoute qu'en attendant une autre occasion, vous agiriez, selon lui, avec plus de prudence. Je transcris et ne juge pas. Quant à Rémusat voici la substance et les termes mêmes de sa réponse qui ne renferme aucune objection personnelle. Il est vrai que ce n'est pas à moi qu'il se serait complètement ouvert à cet égard, sachant mon désir et mon amitié; mais je n'ai pas lieu de croire qu'il vous soit opposé." Il n'a aucun engagement pour la prochaine élection. Il désire n'en pas prendre avant d'avoir consulté ses collègues. De loin, il ne croit pas possible de juger exactement la situation académique ni de prendre un parti. On lui a mandé que la littérature aurait, dans l’occasion présente, la préférence. Pour ce qui le concerne, il est d’avis, si l’élection doit être une question politique, et si l'on s'entend pour élire un candidat légitimiste, que vous soyez d'accord avec MM. Nettement, Marcellus3, et Poujoulat, que l'un d'entre vous se présente seul, et qu'enfin l'on ne s'expose pas à un échec en se combattant les uns les autres dans la même opinion".

C'est la première fois que j'entends parler des trois candidats ici nommés avec vous. Peut-être n’est-ce là qu'une conjecture de R[émusat]. et une précaution excessive. J’ai vu avec plaisir que l’Assemblée nationale n’était pas si réservée et vous soutenez vaillamment. Je suis de son bataillon; malheureusement je n'ai pas de suffrage. Inutile d'ajouter que si vous prévoyez quelques cas où je puisse vous être bon à quelque chose pour sonder le terrain ou tout autre démarche, je mets toute mon humble diplomatie à votre service. Tenez-moi, dans tous les cas au courant

Êtes-vous à Bourg d'Iré, mon cher ami? Êtes-vous à Paris? Dans cette incertitude je vous écris à Bourg d’Iré. Vous savez sûrement que Mgr d'Orléans se rend à Rome immédiatement après son discours de réception. M. de La Ferté4 me donne de tristes nouvelles de son beau-père5 qui a été fort souffrant et s'affaiblit. J'en suis affligé. Quel malheur que celui du pauvre Saint-Aulaire6! Presque tous les personnages de notre connaissance voient notre politique extérieure on ne peut plus en noir.. Le St Siège lui-même semble très alarmé, car le nouveau jubilé, la convocation des évêques, l'imploration de la Sainte Vierge sont assurément le témoignage d'une grande inquiétude. Il est évident que Pie 9 redoute d'extrêmes périls et s'efforce de les conjurer. 

Alexis me demande que l'Allemagne lui a paru engoncé de son unité, plein d'ambition et d'idées qui peuvent mener à la guerre ou à l'anarchie. Il est assez disposé à croire que nous aurons une campagne sur le Rhin. Au point où en sont les choses, l'Empire de Russie est malheureusement intéressé à des partis extrêmes. Il a trop besoin de l'opinion de son pays et du prestige de son autorité pour ne pas trouver moins de disgrâces dans une défaite que dans un traité humiliant. C'est là, avec les instincts de notre gouvernement, le principal obstacle à la paix. J'espère encore un peu qu'après la destruction de la marine russe, dans la mer Noire, l'Angleterre ne voudra pas compromettre ses avantages dans une guerre générale. Elle doit craindre les entreprises qui auraient pour but de nous établir sur la rive gauche du Rhin. 

J'avoue que cette guerre me fait peur. L'esprit révolutionnaire nous surveille dans toute l'Europe et je le crois fort prêt à rentrer en scène. Ce serait un rude moment à passer. Votre premier mouvement prophétique était trop optimiste et peut-être l'êtes-vous encore à l'excès, malgré la dose d'inquiétudes concédée par votre dernière lettre. Mais supposons que le 3e larron, celui de 1848, ne parvienne pas à se produire dans tout ceci, quelle bonne chance catholique à percevez-vous au bout d'un succès qui donne à la protestante Angleterre un tel surcroît de puissance maritime et d'influence sur le monde entier? Ce qui se passe en Chine et au Japon où, dans un temps prochain, peut-être,  l'Europe aura ses entrées, mérite d'être considéré au point de vue de l'indépendance de l'Église. Si l'on ne peut arriver dans l'Extrême-Orient que sous pavillon anglais que deviendront nos missions et notre part d'action lointaine ? Voilà des questions d'équilibre spirituel qui valent la peine d'un examen prévoyant. L'Autriche ne me rassure guerre avec ses embarras de position de tous côtés, et ses deux ou trois frégates. La duchesse de Valence ( autrement Mme de Narvaez7) habite à quelques lieux d'ici dans le Perche. Elle a dit à un de nos voisins qu'elle croyait aux chances du cte de Montemolin8.

Ce jugement d'une personne non engoncée m'a fait plaisir et je vous l'offre tel que je l'ai reçu. Il me semble fondé, mais avec la probabilité d'une transition pleine d'effroyables désordres. 

C'est M. Janvier, rapporteur du dernier projet de loi sur l'instruction publique, qui a dit à notre évêque9, qu'aucune autorisation n'était maintenant accordée aux collèges communaux dirigés par l'autorité ecclésiastique. Cela se vérifie chez nous. Rapprochez ce fait de toutes les autres innovations: l'abaissement des prix de pension dans les lycées, l'introduction de toutes les écoles préparatoires, même industrielles, dans ces établissements de l'État, la bifurcation, etc...et voyez si dans les 18 dernières années on a fait à l’Église une guerre plus dangereuse.

En fait, les synodes et conciles provinciaux ont cessé. Jamais on a tant travaillé le dimanche aux monuments publics. À quoi donc se réduit ce que vous considériez comme une excellente préparation au mœurs et au gouvernement chrétien que nous appelons de tous nos vœux?

Plus j'examine et plus je suis convaincu que les hypocrisies et politesse de détails qui peuvent être remarquées nous exposent à de fâcheuses réactions dans l'avenir plutôt qu'elle ne servent à diminuer nos difficultés.

C'est pour ne pas perdre l'habitude de la confiance et de la grognerie que je vous provoque de la sorte, car je mets assurément la coquetterie de côté. Ma plume pèse au bout de mes doigts comme un lingot de plomb. Je ne me sens aucune verve; mais j'aime mieux causer avec vous lourdement que de retarder encore les informations que je vous devais. À vous bien cordialement.

F C

 

A votre place, je m’en rapporterais à MM. Molé et Berryer, sans toutes mes convenances et l’appréciation complète de la situation académique. Il est impossible de réunir plus de tact à plus d’expérience et de transmette par vous <mot illisible> Vitet. MM. De Barante10 et Sainte-Aulaire11 me paraissent aussi d’excellents conseils.

1Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869), poète, romancier et critique littéraire. Auteur prolifique, célèbre pour ses Causeries du Lundi et ses Nouveaux Lundis, véritable monument de critique littéraire, familier du salon de la princesse Mathilde, membre de l'Académie depuis 1844, il y était le chef du parti gouvernemental et anticlérical.

2Lebrun, Pierre-Antoine (1785-1873), homme politique et poète, membre de l'Académie française depuis 1828.

3Marcellus, Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac comte de (1795-1865), diplomate et écrivain, auteur notamment de Chants populaires de la Grèce moderne.

4La Ferté-Meung, Ferdinand Hubert Jacques Antoine Ferdinand, marquis de (1805-1884), gendre de Louis Molé.

6Sainte-Aulaire, Beaupoil, Louis Clair de, comte de (1778-1854), préfet sous l’Empire puis député libéral sous la Restauration. Rallié à la monarchie de Juillet, il fut ambassadeur de France en Italie (1831), en Autriche (1833) et en Angleterre (1841-1847). Il avait été élu à l’Académie française en 1841.

7Ramón María Narváez y Campos (1800-1868), militaire et homme d'État espagnol.

8Montemolin, Charles de Bourbon (1818-1861), Infant d'Espagne, comte de. Il était un prétendant carliste au trône d'Espagne.

9Mgr Dupanloup.

10Prosper, Amable Brugière, baron de Barante (1782-1866), historien et homme politique. Préfet sous l'Empire, conseiller d’État sous la Restauration, il sera nommé pair de France en 1819. Élu député du Puy-de-Dôme dés le début de la Restauration il était un des principaux orateurs du parti des Doctrinaires. Devenu diplomate en 1820, il accueillera avec bienveillance l'avènement de la monarchie de Juillet apportant constamment son soutien à la majorité ministérielle. Définitivement éloigné de la scène politique après la révolution de 1848, il consacre son temps à l'écriture. On lui doit en effet de très nombreux travaux.

11Beaupoil, Louis Clair de, comte de Sainte-Aulaire (1778-1854), préfet sous l’Empire puis député libéral sous la Restauration. Rallié à la monarchie de Juillet, il fut ambassadeur de France en Italie (1831), en Autriche (1833) et en Angleterre (1841-1847). Il avait été élu à l’Académie française en 1841.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 septembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 15/02/2024