CECI n'est pas EXECUTE 18 janvier 1855

Année 1855 |

18 janvier 1855

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay (Orne), 18 janvier 1855

Cher ami, je pars ainsi que je vous l’ai annoncer dans 8 à 10 jours. Aujourd'hui, je ne vous écris que pour vous tenir confidentiellement au courant des informations qui me parviennent. Elle m'attriste quoi que j'espère encore de meilleures chances. Voici ce qui m'est raconté par un ami de M. Gu1 : " la candidature de M. de Falloux ne marche pas. M. G. disait hier qu'elle ne pouvait pas venir plus de 13 à 14 voix. Les officiels, Sainte-Beuve2, Lebrun3 et autres portent Émile Augier4. Quant à Thiers, il déclare qu'à aucun prix il ne votera pour l'Immaculée Conception (expression textuelle) le même grand capitaine raconte avec détails la visite qu'il aurait reçu de M. de Falloux. Je soupçonne qu'il se fait par son récit plus rogne qui ne l'a été. Cousin avait pensé à M. O. Barrot. Il est maintenant épris de Jules Sandeau5 dont on lui a fait lire je ne sais quel roman. Au surplus on est disposé à faire ajourner la troisième élection pour calmer les esprits."

Alexis [de Tocqueville] ne m'a pas encore répondu. Son silence m'inquiète un peu. Sa dernière lettre était pleine d'irritation contre la polémique de l'Univers et l'attitude d'une partie du clergé. Tout ceci, bien entre nous. Je tiens que le premier devoir en amitié est de dire tout ce qui peut-être utile. Vous sentez que je ne garantis rien n'étant pas sur les lieux. Je crois seulement mon correspondant très capable et très modéré.

D'après ce qui m'est demandé d'autre part les violences de M. Veuillot et de ses collaborateurs, la cause politique qu'il servent, leur ton dans les affaires de l’Église ; l'influence qu'on leur suppose sur une grande partie du clergé ont allumé dans les régions élevées une réaction non moins violente. Ce sera, dans l'avenir un grand malheur et je n'espère guère que l'amélioration de l'état religieux des masses puisse le compenser.

Nous avons quelques beaux exemples à l'armée d'Orient, de braves officiers et soldats qui se confessent sans respect humain; mais au fond les 100.000 abonnés du Siècle et de la Presse ont beaucoup d’échos. L'enseignement universitaire est tout aussi pernicieux qu'autrefois ; on peut même dire que M. Fortoul6 par l'ensemble de ses combinaisons, la bifurcation, l'adjonction au lycée d'un système complet d'école préparatoire pour toutes les professions libérales ou l'amélioration du régime alimentaire de ces établissements, le refus d'autoriser des collèges communaux entre les mains des évêques etc. a jeté les fondements d'une concurrence ou plutôt d'un monopole plus écrasant que celui des 18 années orléanistes. C'est l'opinion de mon évêque7 qui sur tout le reste est en grande admiration de l'Empire. Vous me demandiez ce que je déplorais à cet égard... je vous l'expose sommairement et vous demande à mon tour si vous n'êtes pas effrayé et si vous croyez que cet état ne comporte pas, bien malheureusement, avec des passions qui dans les hautes ou basses classes se vengent maintenant de la politique sur la religion avec ces façons despotiques des journaux religieux qui assurément ne font pas tout le mal mais contribuent pour une bonne part? Quelles associations pour la sainte observance du repos dominical tiendraient devant l'exemple des 100.000 ouvriers des travaux publics de Paris travaillant le jour des plus grandes fêtes?J'ai vu moi-même 500 ouvriers à l'Élysée, il y a un an, le jour de Pâques. M. Veuillot qui fait le procès des Bourbons, à commencer par Henri IV, qui glorifie le règne de Napoléon 1er et ne voit rien de si beau que le régime actuel, se garde bien d'en signaler les vices. Ses mixtures, sa fusion à lui, exige beaucoup d'indulgence pour les profondeurs d'hypocrisie qu'il a intérêt à ne pas voir. Que le Siècle en soit endiablé, ce n'est pas là ce qui m'épouvante. Sa douceur et son approbation serait de pure danger. Mais que des hommes éminents passent du respect, de la sympathie, quelques-uns d'un commencement de piété véritable, à la méfiance, à la colère, cela est bien dangereux. Nous nous félicitions avec raison de l'amélioration qui sous ce rapport se faisait voir dans les idées de sentiments, le langage de cette société d'élite qui tôt ou tard reprend toute son influence et ne cesse jamais entièrement d’en exercer une fort considérable. Je vois des conversions arrêtées, dérangées des vieillards comme le chancelier qui, après avoir réconcilié leur longue vie avec le bon Dieu retournent tout d'un coup en arrière, s'aigrissent, et tout cela parce qu'il plaît à quelques prétendus zélés de parodier, en matière de foi, les procédés de leur cher despote.

Je pourrais vous citer bien des noms propres. Soyez certains qu’à l’heure qu'il est, les académies l’université, le monde des lettres est rempli de cette amertume dont je déplore les ravages.
Ajoutez à ces causes de démoralisation présente et futur l'effet de l'effroyable surexcitation de toutes les cupidités du pays. Jamais gouvernement n’ tant provoqué le luxe, l’excès des dépenses, la fureur de spéculation. Le paradis terrestre est au bout de toutes les rêveries, de toutes les institutions. Pas un décret qui ne la laisse espérer.

Je viens de me laisser aller à une digression bien mélancolique sur les périls de la foi et de la société à propos de l'Académie et de votre candidature. C'est qu'en effet vos obstacles se rattachent à ce triste sujet. Je désire de tout mon cœur votre succès par une bien véritable amitié sans doute mais aussi parce qu'un homme de bien de votre mérite serait une précieuse acquisition pour la compagnie dont il s'agit, parce que votre nomination serait d'un excellent effet moral en de telles circonstances.
Pour la même raison nous devons nous attendre à rencontrer la coalition des mauvais instincts qui veulent un effet contraire avec des rancunes produite par la polémique aujourd'hui déchaînée.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis tendrement joyeux du dernier acte dogmatique de l’Église confiant dans sa décision et dans la prétention de la Très Sainte Vierge conçue sans péché. Que l'Église a bien fait de recourir à cet appellation dans nos dangers communs! Ce n'était pas le cas de ménager les demi-respects, les parcelles de sympathie de ceux qui tendent à simplifier, à réduire nos dogmes comme s'ils étaient de pures fantaisies. Toutefois la musique discordante des zelantes contribue encore à nous gâter un peu l'accueil que nous aurions obtenu si Pie 9 seul et cette grande assemblée d'évêque eussent parlé.

Le mot de Thiers est dans bien des cœurs aigris à votre adresse et à l'adresse des meilleures œuvres catholiques. On se formalise de tout ce qui était admis ou du moins toléré naguère sans difficulté. Oui c'est important. Voilà Lamoricière, très pieux, il y a un an, qui m'écrit des lamentations sur une croix de Saint-Grégoire le Grand accordée à Monsieur Granier de Cassagnac8 comme si le pape était tenu de connaître ce monsieur et d'être infaillible à son endroit! Je passe mon temps à mettre des emplâtres sur les brûlures de conscience ou les vivacités d'amour propre de mes amis. J'en connais qui était arrivés haletants sur les limites de la foi et qui reculent devant l'injure d'un journaliste qui leur fait craindre une injuste domination. Le royaliste attaqué redevient gallican presque aussi bêtement qu'autrefois; le philosophe qui commençait à douter des seules formes de sa raison se reprend d'orgueil. Quant à moi je ne me suis jamais senti si ultramontain précisément parce que je n'ai jamais compris si clairement où peut nous mener la nouvelle solidarité que les amis de l'Empire voudraient établir entre celui-ci et l’Église. La direction de Rome est notre dernier, notre seul asile dans l'universelle anarchie. Envoyez-moi, cher ami, de meilleures impressions et de meilleures nouvelles si vous en avez.

Alexis [de Tocqueville] et Ampère feraient 2 voix ajoutées au 14 si le compte de M. G est exact. Or il en faut à peu près 18 n'est-ce pas? Je voudrais bien que l'Univers put vous faire cadeau de ce fiel dont il vient d'envoyer de si amères échantillon à l'Union, à l'Assemblée nationale, à Monsieur Nicolas, à l'évêque d'Orléans9, à Henri IV, à la branche aînée, à la branche cadette, à la fusion, à l'Académie, à Montalembert, aux anciens ministres de tous les régimes parlementaires, à tout ce qui n'appartient pas à la famille Bonaparte, il nous rendrait service. Si je ne me trompe pas sur l'état actuel, l'ajournement de l'élection est désirable.

La politique extérieure viendra peut-être faire diversion aux sottes ardeurs qui s'en prennent à vous de ce qui vous est si étranger et déplaisant.

Je recueille déjà dans mon cœur superstitieux les mélodies gaéliques de votre fauteuil. Iré me paraissait tout naturellement dérivé d'Erin, Falloux de Feyrette effectivement l'homme de la parole, Loyde de Lode.Mugissez ouragan des Bruyères! Cuculin s'avance sur ses noirs vaisseaux. L'ennemie et immense

Je ne sais pas bien les noms gaéliques de cette ennemi, mais je connaissais ses passions et ses ruses. Vin-Veul (la voix mélodieuse) ce n'est pas venu quoi qu'il ait bien de l'esprit.
Adieu, cher ami, il faut que je vous aime avec bien de la confiance pour vous envoyer tant de balivernes et de pensées sans frein.

F C

2Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869), poète, romancier et critique littéraire. Auteur prolifique, célèbre pour ses Causeries du Lundi et ses Nouveaux Lundis, véritable monument de critique littéraire, familier du salon de la princesse Mathilde, membre de l'Académie depuis 1844, il y était le chef du parti gouvernemental et anticlérical.

3Pierre-Antoine Lebrun (1785-1873), homme politique et poète. Député, sénateur et pair de France, il était membre de l'Académie française depuis 1828.

4Augier, Émile (1820-1889), poète et auteur dramatique, il obtint un prix Montyon pour sa comédie Gabrielle. Disciple de François Ponsard il était partisan de « l’école du bon sens » en réaction contre le drame romantique.; ses principales œuvres qui illustrent pour la plupart la morale bourgeoise sont La Ciguë (1844), Philiberte (1853), Les Effrontés (1861), Le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), Paul Forestier (1868), Madame Caverlet (1876), et, en collaboration avec Jules Sandeau, Le Gendre de M. Poirier (1854) ; il collabora aussi avec Labiche. Plusieurs fois candidat à l'Académie, soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée, Sainte-Beuve, il fut élu le 31 mars 1857, par 19 voix contre 18 à V. de Laprade, candidat de V. Cousin, Montalembert, etc. Ce fut la voix de Musset qui assura l'élection d’Émile Augier. Il fut nommé sénateur à la fin de l'Empire.

5Sandeau, Jules (1811-1883), romancier et auteur dramatique. Conservateur de la Bibliothèque Mazarine en 1853, puis bibliothécaire du palais de Saint-Cloud, il était l'ami de Georges Sand et un habitué du salon de la princesse Mathilde. Il avait été élu au fauteuil de Charles Brifaut, le 11 février 1858.

6Fortoul Hippolyte (1811-1856), élu bonapartiste des Basses-Alpes à la Constituante, puis à la Législative. Il est alors ministre de l’Instruction publique et le restera jusqu’à as mort.

7Mgr Rousselet, Charles-Frédéric (1795-1881), évêque de Séez depuis 1844.

8Cassagnac, Paul-Adolphe-Marie de Granier de (1808-1880), écrivain, historien et homme politique français. Partisan de la dynastie d’Orléans sous la monarchie de Juillet. Bonapartiste extrême sous la Seconde République, il applaudit au coup d’état et soutint Napoléon III par son activité littéraire. Il fut membre du Corps législatif. Il avait fondé, en 1849, le quotidien Le Pays, devenu l'organe du parti bonapartiste.

9Mgr Dupanloup.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 janvier 1855», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1855,mis à jour le : 23/02/2024