CECI n'est pas EXECUTE 15 septembre 1855

Année 1855 |

15 septembre 1855

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay, Orne, 15 septembre 1855

Mon cher ami, n'avez-vous pas reçu ma dernière lettre en réponse à votre communication? Vous me traitez sévèrement. J'ai appris par l'évêque d'Orléans1 que vous aviez répondu de votre côté à l'auteur de la note; mais j'ignore dans quel sens. Je n'ai d'ailleurs aucun doute sur la parfaite prudence et mesure que vous avez apporté en cette affaire. Voilà notre vénérable ami de retour dans son troupeau il est fort préoccupé des Débats, du Correspondant rajeuni et paré des plumes des magnifiques oiseaux de votre connaissance. Il y manquera la vôtre puisque vous avez résolu de vous réserver pour le temps qui suivra la prochaine campagne académique. Ce sera une brillante intervention que nous aurons à regretter; mais j'apprécie vos bonnes raisons.

L'ami à qui je vais adresser mon homélie trappiste a pensé qu'il était préférable de l'offrir aux Débats qui l'ont en effet publié en imperceptibles caractères assez semblables à la cendre sur laquelle les religieux de l'ordre ont coutume de mourir. On a trouvé que c'était une occasion de donner l'exemple de la tolérance et d'engager un peu dans les voies de la modération ceux même qui manquent trop souvent de cette qualité.

Cela ne m'embarrassait pas : 1° parce que je n'ai rien demandé aux Débats 2° parce qu'une charité sincère a toujours les voisins qu'on ne saurait lui reprocher. Mon nom a été mis dans la notice contre ma volonté. C'est le 9 septembre que les très humbles pages dont je vous parle ont paru. Comme de raison, l'Assemblée et l'Union ce sont bien gardés de reproduire ce qui sortait de la feuille suspecte; L’Ami de la Religion sera, je crois, plus indulgent, et notre cher Riancey2 ne se ferait pas sans doute beaucoup prier pour m'accorder une mention honorable. Peut-être ne comprenez vous pas un mot de ce que je vous explique et ne recevez-vous pas les Débats. Ce qui m'a déterminé à la publicité d'un hommage que je devais à mon saint ami l'abbé gl de la Trappe, c'est aussi le désir de recommander son ordre à la bienveillance du Saint-Père qui est fort tenté de lui concéder une ferme dans les campagnes romaines. Ces informations staouëliennes m’ont également charmé. Figurez-vous que les Trappistes africains ont construit leur vaste monastère, défriché 500 ha qui rapportent actuellement 2.000 hectolitres de blé, plantés 20.000 arbres, drainés 3.000 m qui ont supprimé la fièvre et créé par un cours d'eau qui n'existait pas un moulin à deux meules; leurs troupeaux se composent de 500 moutons, 100 bêtes à corne d'une race qu'ils ont eux-mêmes perfectionné par des croisements avec celle d'Espagne; leurs vaches donnent jusqu'à 20 litres par jour. Ajoutez 400 porcs, 30 chevaux, une orangeraie, four à chaux, fabrique de briques, atelier de charronnage. Tous les ouvriers, sans ouvrages, y trouvent de la besogne, un salaire et leur nourriture. Hôpital, pharmacie, instruction, etc.

Voilà, je l’espère, de quoi mériter le suffrage de l’illustre lauréat du Bourg d’Iré. J’ai reçu une fort aimable lettre du marais qui confirmait tout ce que vous m’avez mandé de la pleine joie du vénérable pèlerin dont il s’agit. Il attendait la complément des visites qu’une autre lettre de N3 me faisait espérer également. Mais aujourd’hui, je crois que les circonstances ne sont plus aussi favorables quoique les intentions, de part et d’autre, ne soient pas moins bonnes. L’incident du Cte Almaviva est une pure calomnie tenue d’en haut.

Les dernières victoires ont cela d’excellent qu’elles ajoutent à l’autorité morale de l’armée qui aura tant besoin d’être forte et considérée dans les temps difficiles qu’il faut prévoir. Et puis enfin ce sont des victoires de la France ! Il faut les aimer sans raison et quand même. Mais la guerre me paraît tout aussi jeune qu’il y a 3 semaines et l’Europe ni plus ni moins en proie à son mal ordinaire.

Riv4. qui m’a fait une visite croyait, ainsi que tous les collègues dans les grandes affaires, à une prochaine crise financière, industrielle et commerciale. Il s’est trouvé à Angers au lendemain de la levée de vos bandits des ardoisières. Aussi l’avons-nous questionné à perte du vue. Selon lui, notre gouvernement appréhendait, pour le printemps une complète alliance de la Prusse et de la Russie, et comme conséquence de ce nouvel état, une diversion sur les provinces Rhénannes qui nous obligerait bientôt à un corps d’armée de ce côté. Alexis [de Tocqueville] croit que les choses n’en sont pas encore là et que l’hésitation allemande persiste. Il partage mon avis sur la probabilité d’une révolution à Naples avant celle des États Pontificaux et de tout autre partie de l’Italie. Notre gouvernement veut sans doute garder vis à vis de l’Église et le clergé des ménagements qui ne se concilieraient pas avec une explosion garibaldienne chez le pape, et cela engagerait trop vite et trop immédiatement l’Autriche. Mon voisin M. D’Audiffret Pasquier5 revient de Trouville6 où il a vu les Murat avec les <mot illisible> de Naples, se faisant traiter publiquement d’altesses royales.

Alexis est à Tocqueville travaillant côte à côte avec Ampère7. J’irai les voir un de ces jours, amis avant, j’ai promis aux Broglie de faire acte de voisinage malgré les 18 bonnes lieues qui nous séparent. Si j’acceptais cette dernière invitation, ce serait pour le commencement d’Octobre. Lanj8. composait aussi je ne sais quel morceau transcendantal sur l’or ou les subsistances dans le manoir d’Alexis. Il a du ne le quitter qu’il y a peu de jours. Vous ferez bien, cher ami, de fort veiller aux envahissements de la charité légale dans le Correspondant. Celle-là n’est pas assez trappiste et je la considère comme un des plus dangereux instruments de popularité dont on puisse se servir ; mais vous savez sur ce point toute ma rudesse.

L’exhibition de cette denrée, à l’occasion de l’exposition universelle n’a pas été de mon goût, surtout en compagnie de M. Mullois9.

Voilà beaucoup de causeries et d’avances pour un ami oublié. Donnez-moi des nouvelles de tout le Bourg d’Iré et veuillez offrir mes hommages les plus respectueux et les plus dévoués à Madame de Falloux.

A vous avec de tendres grogneries.

F. C.

1Mgr Dupanloup.

2Il est le rédacteur en chef de L’Ami de la Religion.

3?.

4Rivet, Jean-Charles (1800-1872), préfet et homme politique. Député de Corrèze sous la Monarchie constitutionnelle (1839 à 1846), puis représentant du Rhône à l'assemblée constitutionnelle de 1848, il fut élu par la Corrèze à l'Assemblée nationale du 8 février 1871 où il s'inscrivit au centre gauche et apporta un soutien sans faille à la politique de Thiers. Sa proposition, instituant la présidence de la République à la place du titre de chef du pouvoir exécutif détenu par Thiers, sera adoptée le 31 août 1871 par l'Assemblée nationale qui, dans le même temps se déclarera constituante.

5Étienne-Denis, baron puis duc de Pasquier, dit le chancelier Pasquier (1767-1862), homme politique. Préfet de police sous la Restauration, Garde des sceaux, puis ministre des affaires étrangères sous la Restauration, il présida la chambre des pairs sous la monarchie de Juillet. Il était membre de l'Académie française depuis 1842.

6Trouville-sur-Mer, Calvados.

7Ampère,Jean-Jacques-Antoine (1800-1864), historien et homme de lettres français. Fils du célèbre savant, il collabora au Globe et à la Revue française, fut nommé professeur d’histoire de la littérature française au Collège de France (1833-1864) et devint membre de l’Académie française en 1847. Il était très lié à A. de Tocqueville. Il publia plusieurs ouvrages dont une Histoire littéraire de la France avant le XIIème siècle, Paris, 1839-1840, 3 vols. et l’Histoire romaine à Rome, Paris, 1862-1864, 4 vols.

8Lanjuinais.

9Mullois, Isidore (1811-1870), Prêtre du Diocèse de Bayeux, Calvados (1837-1851), puis de celui de Paris. - Premier chapelain de la Maison de l'empereur (à partir de 1853).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 septembre 1855», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1855, CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 27/03/2024