CECI n'est pas EXECUTE 30 novembre 1849

Année 1849 |

30 novembre 1849

Armand Fresneau à Alfred de Falloux

Vendredi 30 [novembre 1849]

Cher ami,

Je suis secrétaire de la commission du budget dont les procès-verbaux sont tenus régulièrement exigent certains jours une rédaction exacte. Je suis chargé de préparer tout ce qui concerne cette tour de Babel qu'on appelle l'Algérie. Une partie de la discussion qui approche sur la loi l'enseignement me revient pour mille raisons. Voilà pourquoi je vous écris moins que je ne le voudrais. Depuis quatre jours l'heure du courrier arrive avant que j'ai pu quitter le ministère de la guerre ou la commission du budget. Albert [de Rességuier] me donne de vos nouvelles dès qu'il en a et je lui rends la pareille. Je vais un peu plus chez Madame Swetchine étant plus libre d'abord, et espérant y trouver aussi un petit contingent de lettres de Nice1. Je suis du reste parfaitement rassuré sur votre santé. La seule chose qui m'inquiète pour l'avenir se sont les nouvelles folies de dévouement que vous vous réservez, j'en suis sûr. Si cette expérience vous rendait plus prudent, je ne m'en plaindrai pas. Nous vivons toujours sur le petit coup de tête qui a remplacé le coup d'état ajourné. Vous savez que je ne me plains pas de ce qui a été fait le 31 octobre2, et que je préfère tant à ce que nous avions. Hier, il y avait foule à l'Élysée. Je crois que chaque jeudi amène ses conversions. Rien du reste, absolument rien qui annonce la moindre infraction à cette sainte constitution3 qu'on maudit et pourtant qu'on respecte. Les 40 soi-disant légitimistes arrêtés rue du Montfort ont fait trotter les imaginations quelques heures, et puis il n'y en a plus été question. Je crois cependant qu'à l'Élysée on a les yeux tournés de ce côté, et je crois que sans la résistance prévue des légitimistes, on redouterait moins l'éloquence de la place Saint-Georges4 et l'attitude froide, glacée et expectante de l'état-major des Tuileries. Nous ennuyons le pays, quand nous ne le scandalisons pas par nos disputes et nos duels. Voilà deux ou trois jours que Montigny5, Vatimesnil et autres psalmodient tout un répertoire de jurisprudence sur la question de la naturalisation des étrangers. Il s'agit bien de jurisprudence ! La commission de l'assistance vient de fort mal accueillir le projet du gouvernement sur les caisses de retraite. Une autre commission dont M. Benoît est rapporteur a été plus favorable. Cependant une partie de l'Assemblée est assez mal disposée pour tous ce qui tend à populariser trop l'Élysée, ou du moins à lui donner une mauvaise et dangereuse popularité. Montalembert est encore absent. Il court je ne sais où depuis 15 jours. Il est toujours pour le laisser faire et laisser passer, comme M. Molé, comme moi du reste qui ne me sent nullement prêt à mourir pour la république et pour nos libertés (style th.). Vous savez le tour que me joue ce bon abbé Dupanloup. Il est à Issy6. Impossible d'avoir mes procès-verbaux qu'il garde depuis un mois, malgré la prière instante que je lui ai faite en les lui remettant de me les renvoyer sans délai. Laissez-moi parler mon langage : je déteste <mot illisible> crossés et mitrés. Quand on fait profession de délicatesse, de sincérité, etc. par l'état même qu'on a embrassé, on n'oblige pas les personnes les moins défiantes à se défier comme je le fais de cette grandeur nouvelle. Ou bête ou patelin, Langres7 ou Orléans8. Quel ennui de voir l'Église incarnée dans des individualités aussi défectueuses ! Vous me pardonnerez bien ma colère. Depuis que vous êtes partis je concentre tout, tout au fond de mon cœur. La seule personne avec laquelle je cause est Albert [de Rességuier], et je le vois cinq minutes par jour. Il essaie de travailler pour s'étourdir. J'en ai voulu cordialement à mon voisin de Lariboisière9 que j'ai fait nommer à sa place membre de la commission chargée de préparer la législation qui convient à l'Algérie. Du reste votre ancienne place est occupée avec une exactitude constante par cette pauvre âme en peine qui m'attriste plus que je ne puis vous dire quand je pense à ce qu'elle doit souffrir. Je dîne sans cesse rue de Grenelle10. Mais je ne sais que penser. Je crois maintenant que M. de Seg[ur]11ne pense pas à Olg[a]12pour moi, je serais pas surpris qu'il eut quelques idées du même genre que les miennes mais pour l'une des deux aînées. Il a paru étonné de la déclaration que je lui ai faite que je ne voulais pas entendre parler du mariage avant deux ou trois ans. Mme de Seg[ur]13 du reste est toujours la même. Ses lettres sont charmantes. Monsieur de Seg[ur] est aimable aussi, très aimable à sa manière. C'est la tribune qui décidera tout, si nous la conservons assez de temps. Je vous embrasse, cher ami, et vous aime de tout mon cœur.

Armand

 

1Falloux séjourne alors à Nice où il est allé rejoindre son épouse Marie et leur fille Loyde.

2Le 31 octobre 1849. Louis-Napoléon, le président de la République, avait décidé le renvoi du ministère Barrot et nommé le général d'Hautpoul pour le remplacer. Peu auparavant,Falloux, malade, avait donné sa démission.

3A. Fresneau est hostile à la Constitution de 1848 mise en place par l'Assemblée issue de la proclamation de la République qu'il abhorre.

4Demeure d'Adolphe Thiers qui est alors, au sein du Corps législatif, le principal opposant à l'Empire.

5Montigny, Jules, Evariste, Joseph Cardon de (1804-1862), député conservateur du Pas-de-Calais à l'Assemblée constituante.

6Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), siège du Séminaire de Saint-Sulpice, où sont formés les prêtres.

7Mgr Parisis, Pierre-Louis (1795-1866), prélat. Intronisé évêque de Langres en 1835, puis évêque d’Arras en 1851. Membre de la Constituante et de la Législative, il quitta la vie politique après le coup d’État et fut l’un des premiers évêques à rallier le régime, célébrant l’alliance de l’Église à la République et apporta son fidèle soutien à Veuillot dans sa lutte contre les catholiques libéraux.

8Mgr Dupanloup est évêque d'Orléans.

9Lariboisière, Honoré Charles Baston de (1788-1868), député de 1825 à 1835, pair de France, élu à l'Assemblée législative par l'Ille-et-Vilaine, il siégea avec les conservateurs. Favorable au coup d'état, il sera nommé sénateur dés le 26 janvier 1852.

10Le comte et la comtesse de Ségur, les futurs beaux-parents d'A. Fresneau demeurent au 91, rue de Grenelle.

11Ségur, Eugène Henri Raymond, comte de, Pair de France (1798-1863), officier. A. Fresneau épousera sa fille Henriette (1829-1908), le 8 décembre 1850.

12Olga de Ségur (1835-1909), fille cadette d'Eugène et de Sophie de Ségur qu'A. de Fresneau espérait pouvoir épouser.

13Rostopchine, Sophie, comtesse de Ségur (1799-1874) épouse depuis 1819 du comte Eugène de Ségur. Ecrivain, elle est l'auteur de nombreux livres pour enfants,notamment Les malheurs de Sophie, qui la rendirent célèbre.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «30 novembre 1849», correspondance-falloux [En ligne], Année 1849, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Seconde République, Années 1848-1851,mis à jour le : 30/03/2016