CECI n'est pas EXECUTE 16 août 1865

Année 1865 |

16 août 1865

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

16 août 1865*

Cher ami,

N’imaginez pas le plaisir que me fait votre lettre et je veux vous en remercier courrier par courrier. J’avais beaucoup hésité d’abord à risquer le discours même à Combrée1, ensuite à l’écrire et à oser l’offrir au Correspondant. J’avais ce qui se rencontre très souvent, l’ardeur et la timidité de la passion. Tantôt je me disais qu’on ne pourrait résister à l’évidence de ma thèse tantôt qu’elle paraîtrait souverainement ridicule aux hommes graves et j’avais transigé entre ces deux impressions alternatives en écrivant à M. Lavedan que j’étais préparé d’avance et tout à fait soumis au refus du conseil. J’en aurais eu en effet beaucoup de chagrin, mais point de surprise et nul murmure. Jugez par là de ce qu’est pour moi votre bon accueil le premier en date comme en autorité ! Vous n’avez plus qu’un tort à mes yeux ; c’est que vous êtes un bon complice, car vous aussi vous avez passés par là, et, comme vous me le rappelez, nous avons voyagé ensemble dans le devin pays de Gluck2 et de Meyerbeer3. Vous suffisez pleinement à me rassurer sur mon opinion et sur son vrai absolu, mais je redoute encore la plus grosse portion de notre public et c’est à ce titre que je vous demande de souffrir le pauvre M. Collmann4. Si j’avais entrepris une dissertation en règle, il aurait bien fallu que la péroraison fût classique, mais tout ceci est loin d’avoir cette prétention, ce n’est qu’une improvisation familière rapide, qui indique sans démontrer et engage les gens sur la piste sans pousser la chasse jusqu’à ses dernières limites. Mon intérêt et ma coquetterie sont donc de bien garder ce cachet de la causerie convaincue mais non professorale et dès lors M. Collman, que personne ne supposera professeur de Botanique ou d’Algèbre, me convient tout à fait pour dernier mot, parce qu’il veut dire au dernier moment : rappelez-vous bien que tout cela a été débité dans un petit séminaire et que ce cadre étroit était encore bien large pour un si jeune et si restreint auditoire. Voilà tout ce qu’il y a pour moi et à mon bénéfice dans le nom de M. Collmann, sans compter qu’il n’est jamais à dédaigner de faire plaisir à quelqu’un. N’êtes-vous pas converti ?

Je reprends maintenant tous les autres passages de votre lettre «  J’ai très peu connu l’abbé Perreyve5 qui n’était venu au monde que depuis que j’en étais sorti. Je l’ai beaucoup regretté parce qu’on le devinait et qu’on l’aimait à première vue et que nous ne nageons pas dans l’abondance en caractères de cette trempe et de cette délicatesse ». Mais je ne puis lui en vouloir de m’avoir caché l’aimable confidence dont vous me parlez si vous voulez bien la compléter, cher ami, j’en serai d’autant plus touché que plus je relis et j’étudie le P. Lacordaire, plus il grandit dans mon cœur comme dans mon âme. Le moindre mot de bienveillance de lui sur moi sera reçu comme une bénédiction et comme un de ces encouragements puissants dont nous n’avons que trop besoin dans cette phase aride et froide qui succède aujourd’hui aux émotions généreuses et chaleureuses de notre jeunesse. Rien ne sait mieux nous dire : courage ! que ces voies [sic] amies qui reviennent de temps en temps du ciel vous visiter encore sur la terre.

Quant au congrès du Bourg d’Iré c’est vous qui en avez été le promoteur et qui en demeurerez le régulateur souverain. Vous m’avez écrit au commencement de juin qu’il fallait renoncer à vous posséder dans ce mois là, mais que peut-être. Vous me traiteriez mieux au mois d’octobre. Je vous ai répondu que je déplorais l’ajournement, mais que, faute de mieux, j’allais me mettre à espérer dans l’automne. Puis je l’ai écrit à Albert de Broglie qui, très tendrement pour vous et pour moi, m’avait prié de lui faire connaître vos dates auxquelles il voulait s’associer. Albert et Cochin en ont conclu l’aimable pensée de transporter au Bourg d’Iré la réunion de La Roche6 et ils ont dû vous le proposer ainsi qu’à l’évêque7; car je n’aurais jamais osé en prendre l’initiative et cela, croyez-le bien, cher ami, n’est point une phrase banale. Vous provoquer à une réunion sérieuse, ambitionner une place si naturellement marquée à la Roche-en Breny, ce serait vous promettre à tous et me promettre à moi-même beaucoup plus que je suis en état de tenir. Accepter ce que votre bonne amitié aux uns et aux autres m’accorderait de son premier mouvement et de son affectueuse compatissance, c’est toute la douceur du rendez-vous sans la responsabilité, c’est ne m’engager qu’à une très profonde reconnaissance, et, de ce côté-là, je vous promets toujours d’être en force. Quant au choix du moment, il est, comme tout le reste, à votre absolue disposition. J’ai renoncé au Eaux, j’ai renoncé à la Bretagne pour essayer cette année de l’immobilité absolue. Vous êtes donc aussi sûr de ma présence et de ma joie à une époque qu’a une autre et il n’y a que mon amour-propre pour l’Anjou qui puisse me faire souhaiter que tous mes arbres ne soient pas aussi chauves que moi quand vous nous viendrez. Il est bien entendu aussi, cher ami, que Madame de Montalembert8, les deux chères idoles9 et Mademoiselle Leduc demeurent de la partie, si Dieu permet qu’elle se réalise enfin. Il nous est si rarement donné de nous voir ! Tachons du moins de nous voir tous entiers et sans y mêler la privation et le trouble d’une partie de son cœur laissée en arrière.

Je n’ai point lu Keller ni ne le lirai probablement ; car avec l’obligation de la lecture à haute voix, il me prendrait probablement deux ou trois semaines que j’aime mieux consacrer au dernier volume des lettres de MmeSwetchine avec édition complète, révisée, recordonnée, plus un petit volume de ses meilleures pages et pensées en format portatif très vivement et très anciennement réclamé par Monsieur de Montalembert. M. Keller aura certainement un bref, mais je ne pourrai m’en irriter. Avec tout ce qui menace Rome et tout ce qui va l’atteindre, je ne vois plus, quand je regarde de ce côté que le tremblement de terre de Lisbonne ou un échantillon de la fin du monde. Alors, M. Mercurelli10 m’est tout à fait égal. Je ne voudrais pas vous quitter là-dessus, mais mon papier m’y oblige tout à fait. Merci, merci encore mille fois, cher ami, je vous embrasse comme votre plus vieux et votre plus jeune frère.

Falloux

 

 

 

*Publiée in Montalembert. Correspondance inédite 1852-1870, Paris, Les Editions du Cerf, 1970, 447 p.

1Combrée, commune du Maine-et-Loire. Ministre de l’Instruction publique et des Cultes en 1848-1849, Falloux avait habilité l'établissement scolaire de Combrée à dispenser l'enseignement secondaire complet et à présenter ses élèves à l'examen du baccalauréat ès-lettres. Il y prononça à diverses reprises des discours politiques importants.

2Ritter, Christoph Willibald, von Gluck (1714-1864), compositeur d'opéra autrichien.

3Meyerbeer Giacomo (1791-1864), de son vrai nom Jakob Liebmann Meyer Beer, compositeur allemand.

4Collmann Auguste, compositeur, il est alors maitre de Musique au collège de Combrée.

5Perreyve, Henri (1831-1865), entré à l'Oratoire en 1853 que venaient de restaurer le P. Gratry et le P. Pététot, il fut ordonné prêtre en 1856 ; prêtre à Paris en 1858, il obtint, en 1861, une chaire d'histoire ecclésiastique à la Sorbonne où il succédait à Lavigerie. Il était très lié à Lacordaire et à la nouvelle génération de catholiques libéraux tels C. de Meaux et L. de Gaillard. Voir Lettres de l'abbé H. Perreyve (Correspondant, 1872). Il fut l’auteur de plusieurs ouvrages spirituels dont La Journée des malades (1865) et Entretiens sur l’Eglise catholique (1865).

6La Roche en Breny, commune de la Côte d’Or où se situe le château de Charles de Montalembert.

8Marie-Anne Henriette dite Anna de Montalembert, née de Mérode (1818-1904), veuve de Charles de Montalembert avec qui elle s'était mariée en 1836.

9Madeleine et Thérèse de Montalembert, ses deux jeunes filles.

10Mgr Francesco Mercurelli (1808-1892), camérier secret à la curie romaine, secrétaire de la Congrégation consistoriale. Il est un proche de Veuillot.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 août 1865», correspondance-falloux [En ligne], Année 1865, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 07/01/2022