CECI n'est pas EXECUTE 20 septembre 1854

Année 1854 |

20 septembre 1854

Alfred de Falloux à Francisque de Corcelle

Bourg d’Iré, 20 septembre 1854

Cher ami,

Je devrais vous laisser digérer un peu ma longue et lourde lettre, il y a 15 jours. Mais les événements en disposant autrement et il faut que votre bonne amitié prenne mon parti.

Vous vous rappelez qu’en me retirant ce printemps devant M. de Sacy1, il fut formellement reconnu de la part de M. Guizot et à peu près aussi formellement de la part de quelqu'un autres qu'on m'assurerait le premier fauteuil suivant. Le premier fauteuil est celui de M. Ancelot2. Quoiqu'il eut lui-même succédé a M. de Bonald3 ( par une autre loi très évidemment que celle de l'analogie) ce mort m'est peu favorable; il rend plus fondé l'adoption de la fraction des hommes de lettres proprement dite qui réclame une élection tout à elle, soit pour monsieur de Ponsard4 soit pour M. Augier5. Au fond, je trouve la réclamation parfaitement juste, et j'y souscrirai le premier sans nulle difficulté si je ne voyais passer à l'horizon une menace d'une tout autre nature.

Je suis informé de la meilleure source, mon cher ami, que la lutte victorieuse de l’abbé Gratry contre M. Simon, a été, très habilement exploitée près de quelques sujets ombrageux et à grand peine rapprochée de la vérité. On leur présente mon élection suivant celle de Berryer, de M. de Montalembert et de Mgr Dupanloup comme le monument définitif de l'ancienne majorité et des anciennes traditions académiques, on ne se cramponne donc plus à l'homme de lettres seulement, on allègue d'autres noms politiques comme devant passer avant moi par priorité d'âge et de <mot illisible>.

M. Saint-Marc Girardin a parlé, au milieu de termes fort bienveillants pour moi, de l'opportunité sans hommage rendu à M. Odilon Barrot!!! M. Cousin a demandé, à quelqu'un qu'il soit en correspondance avec moi : est-ce que M. de Falloux refuserait de se retirer devant le duc de Broglie ?

Il y a donc là, cher ami, les indices d'un péril certain; on veut me faire payer jusqu'au dernier discours de Salvandy et sans affecter une position, ouvertement hostile, prendre du moins des précautions pour n’être point conduit, à l'avenir, ni plus vite ni plus loin qu'on ne voudra, et demeurer dispensateur incontesté des fauteuils et des couronnes. Notre ami Alexis6 qui trempe peu dans ces préoccupations probablement, serait-il à l'abri de tendresses naïves pour M. Barrot? J'en doute fort et à tout hasard je crois devoir prendre les devants auprès de lui dans cette lettre que je vous prie de lire et de faire parvenir à son adresse que j'ignore. Pour MM. de Rémusat7 et Ampère8 je ne me sens pas en mesure d'agir aussi <mot illisible>, mais je crois que vous n'avez pas de temps à perdre pour prendre une initiative pressante auprès d’eux dans le sens où je la prends auprès de Tocqueville; c'est-à-dire se montrer traitable pour M. Ancelot, si le parti des hommes de lettres l'exige absolument, mais à condition d'un échange bien nettement stipulé par mes propres amis et patrons. 

Je ne pense pas que ce soit à vous ni à moi de nommer les premiers M. Barrot ou M. de Broglie et qu'il nous suffit d'agir en conséquence de l'avertissement sans lui donner, nous-même, par un excès d'inquiétude, une consistance qu'il n'a pas encore à l'heure où je vous jette ce premier qui vive !  Albert de Broglie serait, je crois fort contrarié par la candidature de son père, et M. Barrot  doit être peu sympathique à M. Guizot

Toutefois, ceux qui ont trouvé ces deux-là en trouveraient bien un autre en cas de besoin.

Vous êtes, en effet, cher ami, le premier allié auquel j'ai songé à demander secours et cela devait être. Nos vieilles campagnes recommencent je ne pourrai manquer de revenir à notre vieille communauté d'armes. Je n'oublie pas vos ménagements habituels avec M. de Rémusat mais je crois que le temps ne permet plus de les pousser jusqu'au silence absolu que vous avez gardé. Vous pouvez d'ailleurs partir de l'accueil très gracieux qu'i1 me fit au printemps lorsque j'accompagnais chez lui Mgr d'Orléans. Vous pouvez parler en mon nom ou au vôtre, à votre choix. L'essentiel est de se lever plus matin que le diable, s'il ne vous a déjà devancé!!

Je ne vous offre nulle excuse de tant d'importunité, cher ami mais mille et mille bonnes tendresses.

A. De F.

 

1Sacy, Samuel-Ustazade-Silvestre de (1801-1879), écrivain et homme politique français, il fut nommé conservateur à la Bibliothèque Mazarine en 1836. Fils du célèbre orientaliste, il fut critique littéraire au Journal des Débats où il rédigea une grande partie des articles politiques jusqu'au coup d’état du 2 décembre se consacrant alors uniquement aux questions littéraires. Élu à l’Académie française en 1854, il entra au Sénat en 1865 bien qu’il ait été élu comme opposant au régime impérial.

2L'académicien Jacques Ancelot venait de mourir, le 7 septembre 1854. Ancelot, Jacques Arsène François Polycarpe (1794-1854), dramaturge et romancier. Joué en 1819 au théâtre français sa tragédie Louis IX lui valut un grand succès. Nommé bibliothécaire de l’Arsenal en 1824, il était entré à l’Académie française en 1841.

3Louis Gabriel Ambroise, vicomte de Bonald (1754-1840), homme politique, philosophe et essayiste. Monarchiste et catholique, il fut un grand adversaire de la révolution française, ce que n'était pas Ancelot, son successeur au fauteuil d'académicien, plutôt partisan des idées libérales.

4Ponsard, François (1814-1867), auteur de pièces de théâtre, chef de file de la mouvance antiromantique. Proche du pouvoir, il sera élu à l’Académie française avant Falloux, le 23 mars 1855.

5Augier, Émile (1820-1889), poète et auteur dramatique, il obtint un prix Montyon pour sa comédie Gabrielle. Disciple de François Ponsard il était partisan de « l’école du bon sens » en réaction contre le drame romantique.; ses principales œuvres qui illustrent pour la plupart la morale bourgeoise sont La Ciguë (1844), Philiberte (1853), Les Effrontés (1861), Le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), Paul Forestier (1868), Madame Caverlet (1876), et, en collaboration avec Jules Sandeau, Le Gendre de M. Poirier (1854) ; il collabora aussi avec Labiche. Plusieurs fois candidat à l'Académie, soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée, Sainte-Beuve, il fut élu le 31 mars 1857, par 19 voix contre 18 à V. de Laprade, candidat de V. Cousin, Montalembert, etc. Ce fut la voix de Musset qui assura l'élection d’Émile Augier. Il fut nommé sénateur à la fin de l'Empire ; il était Grand-Officier de la Légion d'honneur.

7Rémusat, Charles François Marie, comte de (1797-1875), philosophe et homme politique. Élu député de la Haute-Garonne (collège de Muret) dés 1831, il y est constamment réélu jusqu'en 1848. Faisant partie des Doctrinaires, il est très lié à François Guizot. Sous-secrétaire d'État à l'Intérieur dans le ministère Molé en septembre 1836, il fut nommé pour quelques mois ministre de l'Intérieur en 1840 dans le ministère Thiers dont il devient l'allié et avec lequel il joua un rôle de premier plan dans la campagne des banquets de 1847. Il fut élu à l'Assemblée constituante. Il avait été élu à l’Académie française en 1846.

8Ampère, Jean-Jacques-Antoine (1800-1864), historien et homme de lettres français. Fils du célèbre savant, il collabora au Globe et à la Revue française, fut nommé professeur d’histoire de la littérature française au Collège de France (1833-1864) et devint membre de l’Académie française en 1847. Il était très lié à A. de Tocqueville. Il publia plusieurs ouvrages dont une Histoire littéraire de la France avant le XIIème siècle, Paris, 1839-1840, 3 vols. et Histoire romaine à Rome, Paris, 1862-1864, 4 vols.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 septembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 08/02/2024