CECI n'est pas EXECUTE 16 octobre 1854

Année 1854 |

16 octobre 1854

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay – Orne, 16 octobre 1854

Mon cher ami, j’ai reçu, il y a peu de jours, une lettre d’Alexis [de Tocqueville] datée de la maison de son père près de Compiègne. Il ne me parlait ni de votre charmante consultation ni de mon commentaire amical. Il est clair que nos correspondances se sont croisées. Je l’ai prié de réclamer bien vite ce qui était à son adresse en Allemagne, et par anticipation, je lui ai annoncé de nouveau l’objet des ouvertures qui se sont ainsi égarées pendant qu’il revenait de Wilbad ; mais comme je comptais que nos premières lettres lui arriveraient bientôt, je ne suis guère entré dans les détails. J’attends impatiemment sa réponse. Dés qu’elle me parviendra, vous l’aurez. Alexis quittera Compiègne pour s’établir l’hiver à Paris. Sa femme n’a pas trop à se louer des eaux de la Forêt noire ; elle souffre beaucoup d’un vilain rhumatisme au bras. Du côté Rém[usat]. J’ai fait les choses, comme vous le désiriez avant même d’avoir votre avis. Nous aurons sans doute bientôt un mot de lui ou de sa belle sœur. Que je voudrais posséder tous les suffrages que je désire!Il me paraît important de ne pas laisser Mgr Dup[anloup]. Trop seul à ce poste où sa présence lui impose, bon gré malgré, une certaine responsabilité, pour le choix des sujets, du prix et les ouvrages à couronner. Je sais bien que MM. Berryer, Mont[alembert] et leurs amis sont là ; mais vous leur seriez un excellent renfort. Il serait temps que l’Académie s’affranchit de l’ancien esprit doctrinaire ; cela ne servirait que mieux sa réaction monarchique. Mais il y faudra du temps. Les vieilles souverainetés philosophiques ont une plus longue vie que les dynasties de nos jours. Nous aurons donc du bon et du mauvais, longtemps encore. Ce qui me donne de l’espoir pour votre nomination, c’est qu’une assemblée si mêlée transige souvent. Les lettres pédantes écartées, votre couleur devrait avoir son tour. Je ne puis croire que M. O. B[arrot]. ait des chances. M. Cousin est plaisant avec des rapprochements flatteurs. Je l’ai reconnu à ce trait. Il mourra, je le crains, dans ses espiègleries, comme le renard dans sa peau.

Combien je prends part, cher ami, à votre joie de posséder Madame Swetchine, aux nobles angoisses que vous exprimez avec un attachement où une juste fierté jaillit de la compassion la plus tendre ! J’ai pensé et senti, plusieurs fois, sans avoir qualité pour le dire, que tel devait être le cœur de votre amie vénérée dans ces grandes épreuves. Les consolations qu’elles trouve, sous votre toit, vous font honneur à tout deux.

Ce serait une précieuse occasion pour moi de pouvoir vous visiter en ce moment ; mais je suis retenu ici pour d’impérieux devoirs de famille. Notre installation n’aura lieu à Paris qu’en janvier. Je désire vivement, à cette époque retrouver réuni ce qui mérite tant de l’être, vous revoir encore auprès de Madame Swetchine et continuer les hommages dont vous m’avez appris tout l’attrait. Votre rivière ne ressemble guère aux plages d’Osties1 ; mais je me figure que St Augustin, votre hôte aussi, n’est pas le seul au Bourg d’Iré dont les tristesses se perdent en de célestes entretiens. Les belle peines ne regardent pas ailleurs.

Mme Swetchine. doit être maintenant rassurée. L’honneur sera sauf. Peut-être même ne sera-t-il que trop rehaussé par de tragiques catastrophes. Je savais parfaitement, mon cher ami, que vous n’étiez pas béat à l’endroit terrestre ; ne me croyez pas non plus trop impatienté et ne prenez rien trop à la lettre. Tout se réduit, de mon côté, à d’affectueuses exhortations comme il convient à de bonnes amitiés d’en échanger sans cesse dans les temps difficiles que nous traversons. Impatientez vous de même, et je serai content. Les délicatesses de notre conscience, de notre honneur, sont ma préoccupation de tous les instants.

Nous devons, sans doute, éviter l’orgueil, ses raideurs, les haines, l’esprit de coterie ; mais il faut se garder aussi d’une ingéniosité qui ne serait pas assez vivement alarmée de certains écarts, et surtout ne jamais craindre de paraître battu quand on l’est pour une sainte cause qui aura sa gloire.

N’attribuons pas à la providence les jeux complaisants que d’autres mettent sur le compte de leurs prétendues nécessités historiques ; notre providence, à nous, éprouve et bénit. Vous m’avez paru accorder aux bénédictions une part qui n’était pas proportionnée à nos mérites.

Alors je mes suis efforcé de vous rendre plus inquiet, car vous admettez, comme moi, la nécessité d’une constante invocation morale des principes dont le règne doit être ainsi préparé. Notre différend ne porte que sur la forme, la mesure et la limite de cette invocation.Vous considérez trop, à mon avis, comme de simples et insignifiantes formules, ce qui me semble fâcheux sous un régime où il n’est pas possible d’expliquer le point où l’on s’arrête. Je vous avoue aussi que la discipline, au service d’une restauration définitive de l’autorité me paraît une obligation tellement essentielle que j’aimerais beaucoup mieux contredire cette autorité, dans sa victoire, que dans ses revers.

Les apparences actuelles ne sont pas celles du bien. Je crois à l’aventure au dehors et à la captation au dedans, dans des proportions qu’on a jamais vues. Dans aucun temps, on n’a flatté tant de monde à la fois. Le clergé, les anciennes ferveurs légitimistes   la bourgeoisie  les 80000 ouvriers de Paris, l'armée, les associations charitables, le corps enseignant, les emprunteurs, vaniteux besogneux et spéculateurs en tout genre, tout y passe. Cagemme (?) elle-même a des amabilités à son adresse. Que dites-vous de Barbès2? Il est vrai qu'il nous avait dissous le 15 mai et qu'on a peut-être voulu récompenser en lui une sorte de précurseur indépendamment de l'utilité des compliments qui lui ont été fait sous d'autres rapports. Il faut être Mgr de Salinis3 pour se réjouir si pleinement. Je tiens de mon évêque qu'aucune autorisation n'est maintenant accordée au collège communaux confié à des mains ecclésiastiques. Il vient d'essuyer un refus. Au dehors, la rivalité de l'Angleterre et de la Russie me paraît le caractère dominant de l'entreprise orientale. Après avoir menacé l'Angleterre il y a 2 ans, nous ne sommes là que pour figurer à l'effet dans une grande affaire quelconque. Je reconnais assurément que l'équilibre européen vaut la peine d'un effort armé quand de certaines positions comme Constantinople son menacées ; mais cet équilibre est-il garanti pour un résultat qui sur trois marines dans le monde en supprime une en exposant la nôtre à rester sans appui ultérieur vis-à-vis la puissance qui détiendra les principaux moyens d'action lointaine, d'influence coloniale, ou commerciale et politique que l'on ne peut avoir qu'avec la puissance sur mer? L'Autriche me rassurerait si elle n'avait à ses flancs ni la Hongrie ni l'Italie, ni la Prusse. J'espère un peu que l'Angleterre malgré ses mauvais penchants va se modérer car elle n'a pas intérêt à risquer un si <mot illisible> dans une guerre générale, et n'a point de dynastie à fonder chez elle. S'il en est ainsi, nous avons la chance de voir sa modération s'unir à celle de l'Autriche; mais le principal obstacle à la paix peut se trouver dans l'orgueil désespéré de la Russie et les instruments du pouvoir qui préside à nos destinées.

Il n'y a plus de place pour vous serrer la main on ne peut plus tendrement.

F C.

 

1Station balnéaire de la ville de Rome.

2Barbés, Armand (1809-1870), ardent républicain. Emprisonné pour avoir organisé, avec Auguste Blanqui, l’insurrection du 12 mai 1839, il sera libéré en 1848. Elu à la Constituante où l siégea à l’extrême gauche, il sera arrêté peu après la journée du 15 mai 1848 dont il fut l’un des instigateurs. Condamné à la perpétuité, il sera gracié en 1854.

3Salinis, Louis-Antoine de (1798-1861), prélat. Ordonné prêtre en 1822, il fit partie, comme son ami, l'abbé Gerbet des proches de Lamennais et avait apporté son soutien son journal L'Avenir. Proche des catholiques libéraux, il fut nommé évêque d'Amiens en 1849, grâce à l'appui de Montalembert qui le regretta compte tenu du ralliement de l'évêque au régime autoritaire de Napoléon III qui le remerciera en le nommant archevêque d'Auch en 1856.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 octobre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 14/02/2024